mercredi 2 mai 2007

Les malades pauvres hotages des firmes pharmaceutiques


Carences institutionnelles et rationnement de l’accès à la santé dans les pays en développement : repères et enjeux

Abdelillah Hamdouch
Marc-Hubert Depret [1]


RESUME — L’analyse économique des liens entre institutions et développement présente des enjeux cruciaux en regard de la question de l’état sanitaire et des conditions d’accès aux soins des populations des pays défavorisés. Cet article soutient que, outre l’insuffisance patente de l’aide au développement, c’est également l’inexistence d’institutions adaptées qui explique très largement la persistance d’un état sanitaire critique de ces populations. Après une analyse des causes et des formes de rationnement sanitaire et des carences institutionnelles "internes" des pays du Sud, puis des carences au niveau des pays donateurs et des organisations multilatérales, l’article examine les conditions de correction ou de dépassement de ces déficiences institutionnelles.

L’analyse économique des liens entre institutions et développement présente des enjeux cruciaux en regard de la question de l’état sanitaire et des conditions d’accès aux soins des populations des pays défavorisés. Cet article soutient que, outre l’insuffisance patente de l’aide au développement, c’est également l’inexistence d’institutions adaptées qui explique très largement la persistance d’un état sanitaire critique de ces populations. Après une analyse des causes et des formes de rationnement sanitaire et des carences institutionnelles "internes" des pays du Sud, puis des carences au niveau des pays donateurs et des organisations multilatérales, l’article examine les conditions de correction ou de dépassement de ces déficiences institutionnelles.
Mots-clés : , accès à la Santé, carences institutionnelles, pays en développement.

ABSTRACT — The economic analysis of the links between institutions and development is crucial with regard to the challenges linked to the health situation and the conditions of the access to health services of populations in disadvantaged countries. Besides the insufficiency of the aid for development, this paper puts emphasis on the major role of institutional deficiencies in explaining the persistence of the critical health situation of these populations. First, we analyze the causes and features of “internal” deficiencies within the developing countries themselves as well as those characterizing donator countries and multilateral organizations. We then examine the challenges and the conditions implied by the remedy of these institutional deficiencies.

The economic analysis of the links between institutions and development is crucial with regard to the challenges linked to the health situation and the conditions of the access to health services of populations in disadvantaged countries. Besides the insufficiency of the aid for development, this paper puts emphasis on the major role of institutional deficiencies in explaining the persistence of the critical health situation of these populations. First, we analyze the causes and features of “internal” deficiencies within the developing countries themselves as well as those characterizing donator countries and multilateral organizations. We then examine the challenges and the conditions implied by the remedy of these institutional deficiencies.
Keywords : , access to health services, institutional deficiencies, developing countries.


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L’analyse économique des liens entre institutions et développement présente des enjeux socioéconomiques et humains cruciaux en regard de la question de l’état sanitaire critique et du rationnement structurel de l’accès aux soins (même les plus élémentaires) de larges couches des populations de nombreux pays en développement (PED), en particulier les plus pauvres. Les raisons avancées pour expliquer cette situation sont aujourd’hui relativement bien connues : pauvreté et inégalités sociales structurelles ; dilapidation des ressources naturelles ; malnutrition endémique ; exode rural et émigration massive ; surpopulation urbaine ; insuffisance du niveau d’éducation des populations (analphabétisme et illettrisme) ; manque de logements, d’infrastructures sanitaires (mais aussi de transport, d’assainissement, d’accès à l’eau potable [2], de collecte et de traitement des déchets) et de personnel enseignant, médical et paramédical qualifié [3] ; mauvaise image des services et des infrastructures de santé, etc.

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Tous ces facteurs sont bien réels, et l’insuffisance patente de l’aide au développement freine durablement leur résorption. Mais ils ne sont que les manifestations visibles de causes amont plus profondes. En effet, comme nous le soutenons dans cet article, c’est également l’inexistence d’institutions adaptées, aux différents plans nationaux des pays du Sud (et du Nord) comme au niveau mondial, qui explique en très large partie la persistance du rationnement sanitaire des populations des pays du Sud. C’est donc au moins autant l’augmentation des moyens pour la santé, l’éducation et le développement que la refonte en profondeur des architectures institutionnelles nationales et internationales et des modes de gouvernance qui semblent incontournables pour sortir durablement du drame sanitaire et de la spirale du "sous-développement endogène" qui touchent ces pays [4].

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Pour étayer cette thèse, nous procédons en quatre temps. Nous examinons tout d’abord les principales causes et les formes de rationnement sanitaire et des carences institutionnelles "internes" à la base de la situation sanitaire des pays du Sud (partie 1), puis les carences au niveau des pays donateurs et des organisations multilatérales (partie 2). Par la suite, nous examinons les enjeux liés à la correction ou au dépassement de ces carences (partie 3). Sur cette base, nous esquissons enfin quelques pistes de réflexion sur les conditions d’émergence et de soutenabilité des changements institutionnels envisageables (partie 4).

1. SOUS-FINANCEMENT, RATIONNEMENT SANITAIRE ET CARENCES INSTITUTIONNELLES DANS LES PAYS DU SUD

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La réalité de la "fracture médicale et sanitaire" entre le Nord et le Sud est aujourd’hui bien établie, et son lien avec l’insuffisance des moyens financiers et matériels mis en œuvre pour favoriser l’accès aux soins et à l’éducation ne fait plus guère de doute ( cf. tableau 1). Mais cette insuffisance de moyens ne représente en réalité que l’aspect le plus visible des causes de la situation sanitaire dramatique de dizaines de pays du Sud. En effet, cette situation endémique s’explique également par la combinaison de carences institutionnelles et de dysfonctionnements structurels au sein des pays du Sud eux-mêmes - comme au niveau des institutions nationales et multilatérales d’aide au développement, à l’accès à l’éducation et à la santé ( cf. infra section 2).

Tableau 1 Les disparités en matière de santé selon le niveau de

Tableau 1 : Les disparités en matière de santé selon le niveau de développement économique des pays ( 1999) Population Revenu Espérance Taux de Dépenses Aide au ( 1) annuel de vie à la mortalité de santé ( 6) développement moyen naissance infantile perçue en matière ( 2) ( 3) de santé à 1 an à 5 ans financées au par au ( 4) ( 5) par le total personne total secteur ( 7) ( 8) public Pays les 643 296 51 100 159 6 11 2,29 1 473 moins avancés Autres pays à 1 777 538 59 80 120 13 23 0,94 1 666 faible revenu Pays à revenu 2 094 1 200 70 35 39 51 93 0,61 1 300 intermédiaire inférieur Pays à revenu 573 4 900 71 26 35 125 241 1,08 610 intermédiaire supérieur Pays à revenu 891 25 730 78 6 6 1 356 1 907 0,00 2 élevé ( 1) En millions d’habitants ( 2) En dollars US ( 3) En années (moyenne 1995-2000) ( 4) Décès avant l’âge d’un an pour 1000 naissances vivantes ( 5) Décès avant l’âge de 5 ans pour 1000 naissances vivantes ( 6) En dollars US par personne, en 1997 ( 7) Moyenne annuelle entre 1997 et 1999, en dollars US ( 8) Moyenne annuelle entre 1997 et 1999, en millions de dollars US Source : établi à partir de OMS ( 2001), tableaux 1 et 8

établi à partir de OMS ( 2001), tableaux 1 et 8


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Ce point de vue, marginal il y a quelques années encore, commence à s’affirmer aujourd’hui, non seulement auprès de ceux qui défendent l’idée d’une approche globale de la question du développement (Stiglitz, 1998,1999), mais également au sein des organisations multilatérales, notamment la Banque mondiale (2004,2005) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [5].

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De manière schématique, cette absence ou cette inadaptation des institutions au sein des pays du Sud mise en avant par la littérature récente peut être repérée à deux niveaux principaux. Il s’agit, en premier lieu, de la carence au niveau des institutions de base d’une société organisée, c'est-à-dire celles qui, précisément, constituent le socle de toute la "pyramide institutionnelle" sur laquelle peuvent s’appuyer des institutions sanitaires et des mécanismes d’accès aux soins. Or ces institutions de base (écoles élémentaires [6] ; accès à la libre information ; garanties démocratiques [7] ; "État de droit" ; égalité des obligations et des droits ; intégrité et compétence des responsables politiques, syndicaux et administratifs ; etc.) sont aujourd’hui structurellement déficientes (voire inexistantes) dans un certain nombre de pays du Sud, comme l’attestent les multiples exemples de pays en état de faillite sociale, économique et financière, de famine et/ou de guerre civile.

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Face à cette absence de véritables institutions de base, les dysfonctionnements institutionnels les plus fréquemment observés dans ces pays relèvent de trois catégories (Naim, 1999) :

  1. les dysfonctionnements liés aux ressources, avec à la fois des problèmes de rationnement par rapport aux besoins et des modes d’allocation sous-efficients ;
  2. les dysfonctionnements de nature politique, avec en particulier les problèmes de corruption généralisée, de détournement des ressources [8] et d’oligarchisation du fonctionnement des institutions politiques et de développement de logiques "claniques" ;
  3. les dysfonctionnements organisationnels, avec les problèmes d’ambiguïté des objectifs poursuivis et d’implication inadaptée des autorités et des autres institutions en matière de politique (économique et monétaire notamment).
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Dans un tel contexte de carences institutionnelles de base, il semble donc difficile de pouvoir ne serait-ce que penser la possibilité d’institutions spécifiques garantissant - même partiellement - la satisfaction des besoins sanitaires des populations, en particulier : un droit constitutionnel à la santé et à l’éducation ; des régimes collectifs et mutualistes de couverture des risques maladie, accident, invalidité et vieillesse ; des organismes de détection, de prévention et de gestion des risques sanitaires, environnementaux et naturels majeurs ; un système de formation des professionnels de santé ; des mécanismes de planification, de mise en place, de financement et de contrôle des infrastructures et équipements hospitaliers ; etc.

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Or, ce sont précisément ces institutions de base et ces systèmes institutionnels spécifiques - couplés au progrès économique et social, à l’élévation du niveau de vie et d’éducation, à la réduction des inégalités, à l’amélioration de l’habitat et de l’hygiène, et au développement des infrastructures et des services publics essentiels - qui ont permis, aux pays aujourd’hui avancés, d’améliorer l’état sanitaire et l’espérance de vie de leurs populations, et d’opérer des gains significatifs en termes de productivité et de croissance (OMS, 2001).

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De fait, un constat s’impose naturellement : au-delà de l’insuffisance des ressources locales et internationales, le rationnement de l’accès aux soins - et aux autres biens et services décisifs pour le développement et la garantie de conditions de vie décentes des populations du Sud - s’enracine également profondément dans des carences institutionnelles multiples et durables. Outre le problème du financement et de l’allocation de l’aide au développement, la question pertinente est alors de pouvoir identifier les sources et les causes de pérennité de ces carences. Même si l’explication reste partielle en regard de la complexité du problème, de nombreux analystes s’accordent toutefois sur le rôle clé de l’inadaptation des systèmes incitatifs comme frein essentiel de l’accès des populations des PED aux services sanitaires et sociaux élémentaires (Stiglitz, 1999 ; de Neubourg, 2002).

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Ce constat pose à son tour la question des conditions d’introduction de dispositifs incitatifs permettant d’engager des changements structurels à la fois adaptés, acceptés et soutenables afin de sortir de cette logique implacable du rationnement sanitaire et de la spirale du "sous-développement endogène" que ce rationnement entretient et, souvent, amplifie ( cf. partie 4). Il nous faut auparavant à la fois examiner l’autre "face" des carences institutionnelles contribuant au rationnement de l’accès aux soins des populations du Sud - celles qui relèvent des pays du Nord et des organisations multilatérales - et souligner les enjeux liés à la nécessaire réforme et au financement des systèmes institutionnels actuels.

2. LES DÉFICIENCES INSTITUTIONNELLES DES PAYS DU NORD ET DES ORGANISATIONS MULTILATÉRALES

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Si la faiblesse des moyens et les carences institutionnelles des pays du Sud sont aujourd’hui relativement bien établies, l’insuffisance ou l’inadaptation des institutions nationales et multilatérales (et de leurs moyens humains, logistiques et financiers … ) d’aide au développement, d’accès à l’éducation et à la santé et de satisfaction des besoins humains essentiels des populations et des pays défavorisés, est tout aussi patente.

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Ainsi, même dans les pays les plus avancés, il n’existe quasiment pas d’institutions dédiées spécifiquement à ces missions. Quant aux institutions multilatérales [9], leur rôle est généralement limité par leur mode de fonctionnement, leurs objectifs et la faiblesse de leurs moyens. Pis, les pays avancés sont souvent plutôt enclins à restreindre l’accès à leur système de protection sociale et à protéger les intérêts de leurs entreprises et industries à travers des règles de commerce international conçues davantage pour protéger leurs intérêts que pour promouvoir le développement des pays démunis et de leurs populations. En particulier, malgré les quelques avancées concédées récemment par les pays développés en marge du Sommet de Cancun (Depret et Hamdouch, 2004), les règles qu’ils défendent au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en matière de protection des brevets pharmaceutiques limitent généralement l’accès [10] (à des coûts socio-économiquement supportables [11]) des pays du Sud à des thérapeutiques vitales pour juguler les pathologies mortelles ou invalidantes [12]. La question des médicaments génériques, mais aussi celle de l’orientation de la Recherche et Développement (R&D) pharmaceutique, ne constituent, à cet égard, que les aspects les plus saillants des sources d’inégalités dans l’accès aux soins des populations des PED. Ainsi, en dépit des efforts méritoires de l'OMS [13].

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et de quelques gouvernements occidentaux [14], et des effets d’annonce d’un petit nombre de laboratoires pharmaceutiques, les efforts de recherche médicale et pharmaceutique semblent être quasi exclusivement orientés vers les besoins sanitaires des pays avancés, et les progrès réalisés accessibles seulement aux populations solvables [15]. De fait, on estime que seulement 5 % des dépenses de R&D en matière de santé sont aujourd’hui consacrés aux problèmes de 95 % de la population mondiale [16] (OMS, 2001).

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La mondialisation de l’accès aux soins et aux progrès sanitaires et thérapeutiques danse manifestement sur un pas plus lent que celui de la mondialisation économique et financière… Or, il semble difficile de pouvoir trouver un quelconque principe moral, politique ou même économique permettant de justifier et d'accepter la fatalité de l’inégalité croissante entre pays riches et pays pauvres [17] (dans l’accès aux soins et aux progrès thérapeutiques notamment [18]), qui vient se superposer aux inégalités économiques, cognitives et sociales entre (et à l’intérieur de) ces différents "Mondes", tout en les creusant davantage encore.

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Ce constat élémentaire est cependant loin de faire consensus, notamment en raison de la volonté persistante de certains pays de défendre de manière étroite leurs intérêts immédiats (comme l’illustrent les récents atermoiements autour de la renégociation de l’ADPIC [19]), mais aussi de l’inadéquation des mécanismes de fonctionnement du système international. La question de la nécessaire réforme et du financement des institutions internationales, parallèlement à celle des systèmes institutionnels défaillants dans les PED, se pose donc avec insistance tant elle apparaît décisive en matière de développement, mais aussi en termes de soutenabilité du processus de mondialisation et de stabilité internationale (OMS, 2001).

3. SORTIR DU RATIONNEMENT DES SOINS : POSSIBILITÉS ET ENJEUX

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Le constat des causes et des effets observables du rationnement sanitaire et du sous-développement cumulatif des pays du Sud est aujourd’hui établi sans ambiguïté par la plupart des organisations internationales et des spécialistes du développement (OMS, 2001). Parallèlement, les objectifs prioritaires à mettre en œuvre pour sortir de cette situation ont, eux-mêmes, été clairement identifiés (Nations unies, 2000). En termes financiers, ces objectifs apparaissent non seulement supportables pour les pays du Sud (moyennant une meilleure allocation et gestion des ressources publiques) et les pays donateurs (à condition d’augmenter l’aide au développement à hauteur de l’objectif affiché de 0,7 % de leur PIB), mais également générateurs d’effets cumulatifs induits sans commune mesure avec les efforts consentis. En effet, ainsi que le démontre l’OMS ( 2001), quelques dizaines de dollars supplémentaires (moins de 40 dollars en moyenne) de dépenses de santé par an et par habitant permettraient de sauver quelques 8 millions de vies par an d’ici 2010, tout en générant plusieurs centaines de milliards de dollars d’avantages directs (croissance économique) et indirects (recul de la pauvreté, stabilité politique et sociale, sécurité internationale accrue) pour les pays du Sud comme pour les pays du Nord.

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Plus largement, au-delà des considérations humaines, morales et géopolitiques, qui ne devraient guère prêter à discussion, ce serait en fait dans l'intérêt (économique) bien compris à moyen et à long termes des pays développés et des acteurs industriels et financiers internationaux que d'agir pour réduire ce fossé sanitaire Nord-Sud qui ne cesse de s’élargir [20]. En effet, l'extension, à terme, des marchés mondiaux permise par le développement des pays aujourd’hui défavorisés et l’amélioration de l’État de santé de leurs populations passe aussi par l'effort qui aura été consenti par les industriels des pays du Nord pour répondre aux besoins sanitaires des pays du Sud. Cela est vrai de la question de l’accès aux médicaments essentiels, mais aussi de l’orientation des efforts de R&D vers les besoins médicaux et pharmaceutiques spécifiques des PED [21]. De fait, ainsi que l'ont souligné (depuis longtemps) les théories du développement et (plus récemment) les théories de la "croissance endogène", le niveau sanitaire d'une population, au même titre que les progrès en matière d'éducation et la qualité des infrastructures économiques et sociales, constitue un facteur essentiel de développement et de croissance, d'amélioration de la productivité, du niveau de vie… et d'accroissement du poids des dépenses de santé dans le budget des ménages (Sen, 2000).

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Toutefois, les efforts financiers à consentir, pour nécessaires et réalisables qu’ils soient, ne suffiront sans doute pas. En effet, l'avenir des populations du Sud en matière de santé, d’éducation et de développement - mais aussi, par ricochet, celui des pays du Nord - dépend aussi de manière cruciale de la capacité de l’ensemble des acteurs internationaux à " mettre le futur dans le présent " et à rechercher des compromis institutionnels et économiques acceptables et praticables pour tous. Ainsi, comme l’énonce l’OMS (2001, p. 5), la réalisation des objectifs affichés lors du Sommet du Millénaire des Nations unies (2000) en matière de santé nécessitera "une forte impulsion politique et un engagement sans faille de la part des pays qui peuvent apporter des ressources, de même que des PED - dans le secteur privé et public tout comme dans la société civile".

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Les compromis requis sont donc à promouvoir à la fois aux différents plans nationaux et internationaux. Dans les pays du Sud, cela passe par une modification des priorités nationales et des choix budgétaires des États, ainsi que par la mise en place de structures institutionnelles et de systèmes incitatifs efficaces et pérennes. Dans les pays développés, cela suppose une augmentation significative de l’aide au développement, à l’éducation et à la santé des pays moins avancés (et une reformulation des objectifs et des moyens de contrôle d’une telle politique), et parallèlement, un assouplissement des règles commerciales qui leur sont applicables. Au niveau des organisations internationales, enfin, une augmentation de leurs moyens, mais aussi une redéfinition de leurs structures, de leurs missions et de leurs modes de fonctionnement et d’intervention apparaissent plus que jamais nécessaires.

4. ACCÈS AUX SOINS, DÉVELOPPEMENT ET CONDITIONS D’ÉMERGENCE DE NOUVELLES " ARCHITECTURES INSTITUTIONNELLES" : QUELQUES PISTES DE RÉFLEXION

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Une fois reconnues la faiblesse des moyens et l’inadaptation des structures institutionnelles actuelles (dans les Pays du Sud comme au niveau des pays donateurs) et des systèmes d’aide multilatérale en matière de développement, d’éducation et de santé, ainsi que la nécessité d’engager des changements institutionnels à ces différents niveaux, la question majeure concerne les conditions concrètes de mise en œuvre de ces changements. Le fil directeur de notre réflexion est le suivant : les approches habituelles, qui se contentent de mettre en évidence l’insuffisance chronique de l’aide au développement et les carences institutionnelles dans les PED et, parallèlement, de souligner la nécessité de mettre en œuvre des changements institutionnels décisifs au niveau des systèmes d’accès aux soins des populations des pays du Sud - mais aussi d’accès à l’éducation, de lutte contre la pauvreté et, plus globalement, de dépassement des processus de sous-développement endogène - ne suffisent pas. Il faut donc aller au bout de la démarche et indiquer comment peut s’opérer le basculement de régimes institutionnels nationaux et internationaux inadaptés vers de nouvelles "architectures institutionnelles" plus en phase avec les problèmes de développement à résoudre. En d’autres termes, il faut définir les conditions d’émergence, de légitimation et de soutenabilité des changements institutionnels requis. En effet, comme pour toute création d'institutions nouvelles ou transformation d'institutions existantes, ces conditions (la question du "comment") constituent la pierre angulaire de la faisabilité et de l'effectivité du nouveau régime institutionnel envisageable. Or l’analyse de ces conditions est souvent ignorée ou sous-estimée. Ce constat vaut tout particulièrement pour les organisations multilatérales (notamment le FMI), qui, jusqu’à une date récente, n’ont guère accordé d’importance à ces conditions, pourtant décisives. Comme le souligne M. Naim (1999,11) : "Once the economic reform establishment [in Washington] discovered "institutions", no speech or policy paper could be written about market reforms without including a fashionable reference to the need to strengthen institutions. In particular, it has now become obligatory to refer to the need to develop the institutions that are relevant for the establishment of the rule of law, for effective regulatory frameworks, and, of course, for the provision of health and education to the poor. Unfortunately, far few of these speeches and papers include useful ideas of how to implement these needed institutional reforms".

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De fait, ces organisations ont longtemps considéré (notamment durant les années 1990 lorsque le Consensus de Washington guidait leurs actions sur les cinq continents) que ces conditions découlaient "naturellement" de la conditionnalité de l’accès des PED à l’aide financière accordée par les pays donateurs et les organisations internationales (Naim, 1999). Le credo implicite soutenant cette doctrine pourrait être résumé comme suit : à aide extérieure, conditions d’accès (et donc institutions) définies "de l’extérieur". Or, que ce soit d’un point de vue théorique ou sur un plan plus pratique, les conditions d’émergence, de légitimité et de soutenabilité d’institutions sont tout sauf automatiques ou garanties, et encore moins si ces institutions sont supposées pouvoir être dictées "de l’extérieur" (Stiglitz, 1998,10-11).

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Compte tenu de l’ampleur et de la complexité des problèmes soulevés par l’analyse de ces conditions, nous nous contentons ici de sérier les questions clés et d’esquisser quelques pistes de réflexion qui nous apparaissent déterminantes [22]. Pour aller à l’essentiel, le problème fondamental posé par la question des conditions du changement institutionnel peut être formulé comme suit : pour établir de nouvelles règles et mécanismes institutionnels, il faut au préalable aux différentes parties prenantes définir des procédures collectives d'accord sur les règles de négociation et les modalités de choix des nouvelles structures et règles institutionnelles auxquelles elles auront à se conformer. Or, cette définition pose à nouveau un problème de procédure de choix de ces "règles amont" de négociation, et ainsi de suite jusqu'à une hypothétique négociation initiale. Ce problème de "régression infinie" dans la définition des conditions d'émergence, de légitimité et de soutenabilité de nouvelles structures et règles institutionnelles au sein d’une collectivité est caractéristique des trois procédures que l'on peut dériver de la théorie des choix collectifs.

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La première (qualifiée de "rationnelle") consiste à tenter de faire émerger un nouveau système institutionnel à partir de comportements rationnels strictement individuels. Cette solution est en réalité inaccessible car, comme le montre le théorème d’impossibilité d'Arrow (1951), elle ne peut en aucun cas déboucher sur un choix collectif optimal, voire même un choix collectif tout court (Hamdouch, 2005). Au niveau de la définition des institutions requises pour asseoir des politiques de développement, une telle "solution" signifie que les notions mêmes de principes communs ou de règles collectives se dissolvent dans le cadre d'un conflit systématique entre "visions" institutionnelles rivales [23]. La deuxième procédure envisageable (qualifiée d’"autoritaire") peut consister, pour un (ou plusieurs) des acteurs du système (par exemple, une "hyperpuissance", un groupe de pays coalisés pour la circonstance ou institutionnellement constitués, ou une organisation internationale dotée de pouvoirs discrétionnaires), à chercher à imposer aux autres parties prenantes (ici, des États souverains) le système institutionnel à mettre en place, en privilégiant ses principes et intérêts propres. Cette procédure a toutefois peu de chances de prévaloir durablement [24] ou, à tout le moins, de conduire à de nouvelles institutions ou modes de fonctionnement optimales et pérennes. De fait, c’est cette procédure - prédominante aujourd’hui encore [25], notamment sous sa forme la plus relâchée ( i.e. le bilatéralisme) - qui est en grande partie responsable du sous-financement et des carences institutionnelles de l’aide au développement des pays du Sud. On peut enfin, de manière plus optimiste, envisager une troisième procédure (qualifiée de "négociée" ou "démocratique"), celle de l'adoption consensuelle et multilatérale de nouveaux systèmes institutionnels et de régulation, fruits d'une négociation volontaire entre des acteurs (des pays au service de leurs populations) aux intérêts au moins partiellement convergents. Cette solution nécessite toutefois des modèles de représentation (valeurs, codes ou normes) culturels, politiques, sociaux et économiques, c'est-à-dire des dispositifs institutionnels, qui ne sont pas forcément disponibles ou compatibles au moment de la négociation [26]. Malgré cela, cette difficulté de progression de manière négociée et constructive vers des systèmes institutionnels mieux adaptés à la résolution des problèmes posés aux PED, et, plus généralement, permettant de faire face aux problèmes structurels de l’économie mondiale, n’est pas rédhibitoire. Cette difficulté peut en effet être levée (ou à tout le moins atténuée) dès lors que l’on s’efforce de poser le problème du changement institutionnel dans un cadre plus permissif que celui induit par une vision purement conflictuelle des comportements des différents acteurs. Pour cela, il nous semble nécessaire de changer la perspective d’appréhension des conditions d’émergence, de légitimation et de soutenabilité du changement institutionnel. Il nous apparaît essentiel d’admettre d’emblée que, étant données la complexité des problèmes à résoudre et les incertitudes structurelles qui caractérisent les problèmes du développement et de la stabilité de l’économie mondiale, aucun agent singulier n’est susceptible d’assurer de manière cohérente et pérenne l’émergence et la légitimité de nouvelles institutions. Dès lors, ce sont les comportements effectifs des différents acteurs, leurs modes d'interaction concrète et les solutions expérimentales qu'ils sont capables d'imaginer et de mettre en œuvre de façon décentralisée, tâtonnante ou autoorganisée - précisément pour éviter de buter sur le problème de régression à l’infini (Hamdouch, 2005) - qui doivent être considérés comme étant les vecteurs clés de création ou d’adaptation des institutions. En effet, selon cette procédure auto-organisée, c’est sur la base de ces comportements, interactions et contributions multiples des acteurs que sont susceptibles d'émerger, d’être légitimées et de se pérenniser des régularités de comportement indispensables à la réalisation des objectifs reconnus comme cruciaux en matière de développement (accès aux services de santé et d’éducation, développement des investissements et de l’emploi, etc.) ou de régulation de l’économie mondiale (prévention et gestion des crises, gestion des problèmes de l’environnement et de la sécurité internationale, lutte contre la pauvreté et partage équilibré des gains de l’échange, diffusion des progrès scientifiques et technologiques, valorisation du patrimoine commun de l’Humanité, etc.). Le changement institutionnel ne doit donc pas être prédéfini ou orienté a priori (et encore moins dicté unilatéralement "de l’extérieur"). Pour être légitime et soutenable, il faut, au contraire, qu’il soit considéré comme devant être nécessairement endogène, c’est-à-dire comme étant le résultat collectif des actions, interactions et apprentissages croisés [27] des différentes parties prenantes concernée, y compris au travers des divergences d’intérêts ou de vues, et des solutions qui peuvent être imaginées pour les résoudre ou les atténuer [28]. Loin d’être utopique, quoique, il est vrai, difficile à mettre en œuvre dans le contexte géopolitique actuel, cette approche trouve aujourd’hui un écho multiple et soutenu au sein de plusieurs organisations internationales importantes (PNUD, 2002 ; Fischer, 2003 ; IMF et World Bank, 2004 ; Banque mondiale, 2004,2005 ; UNICEF ; 2004) et auprès de nombreux économistes et experts des questions de développement (Dasgupta, 1980 ; Hirschman, 1980,1994 ; Matthews, 1986 ; North, 1991 ; Sen, 1993,1999,2000 ; Hausman et McPherson, 1994 ; Stiglitz, 1998,1999 ; Bates, 1999 ; Lal, 1999 ; Naim, 1999 ; Cling et al., 2002 ; de Neubourg, 2002 ; Brinkerhoff et Goldsmith, 2003 ; Craig et Porter, 2003 ; Mercer, 2003 ; Archibugi et Bizzarri, 2004). Ces contributions soulignent tout particulièrement l’importance de la démocratie, de la décentralisation, de la discussion et de la participation active des populations et communautés concernées. Leur rôle dans l’initiation, l’élaboration, l’organisation et le contrôle a posteriori du changement institutionnel et dans l’incitation à la responsabilité des dirigeants et des gouvernants est décisif, car elles constituent un facteur clé d’appropriation, de légitimation, de soutenabilité et de succès des réformes nécessaires dans les PED - y compris, bien entendu, sur la question du financement et des institutions nécessaires à l’accès aux soins, à l’éducation et aux services sociaux.

CONCLUSION

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C’est cette perspective renouvelée d’un processus de changement institutionnel à la fois endogène et participatif qui nous semble devoir guider les actions conjuguées des gouvernements (du Nord et du Sud) et des organisations multilatérales en faveur de l’accès aux soins et à l’éducation dans le cadre d’une "stratégie globale" pour le développement.

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Dans ce cadre, l’augmentation de l’aide au développement et à l’amélioration de l’état sanitaire et des conditions de vie des populations doit aller de pair avec l’impulsion des changements institutionnels requis dans les pays du Sud comme dans l’organisation de l’action des pays du Nord et des organisations multilatérales. L’action de ces dernières, ainsi que cela est aujourd’hui largement reconnu, doit être placée au cœur du processus d’incitation et d’accompagnement des changements institutionnels nécessaires dans les pays du Sud. Mais cela implique, outre l’augmentation de leurs moyens, d’asseoir leur légitimité (aux yeux des pays du Nord comme du Sud) et de mieux coordonner leurs actions.

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Cela nécessite, parallèlement, de décentraliser au niveau local aussi bien la définition des plans stratégiques de développement que la mise en œuvre et la supervision des programmes d’action - en associant au maximum les responsables (politiques et socio-économiques [29]) locaux et les communautés à l’ensemble du processus [30]. Cette orientation vers davantage de décentralisation, de proximité et de participation a été récemment clairement reconnue et amorcée aussi bien par l’OMS ( 2001), l’ONUSIDA (2001), le FMI (Fischer, 2003), la Banque mondiale (2004,2005), que par de nombreuses ONG (Global Forum for Health Research, 2001 ; MSF, 2001) [31].

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Le fait de placer les organisations internationales (y compris les ONG) plutôt que les pays donateurs au centre des processus locaux d’action pour la santé, l’éducation et le développement devrait ainsi offrir les gages nécessaires d’indépendance, d’équité, de légitimité et d’efficacité aux populations et aux responsables locaux, qui pourront alors, parce qu’ils sont étroitement associés à l’ensemble des processus [32], trouver les incitations indispensables à la mise en œuvre et à l’appropriation des changements institutionnels requis.

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En définitive, l’accès futur des populations les plus défavorisées à des services de santé vitaux (et, plus largement, aux facteurs d’un développement endogène autoentretenu) dépendra au moins autant des moyens financiers qui doivent être dégagés (notamment par les pays riches) que de la capacité des populations et des responsables et acteurs locaux, avec l’appui d’organisations reconnues comme indépendantes, désintéressées et responsables, à instaurer et à s’approprier des institutions en "bonne santé"…


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