Joseph Stiglitz : "Réformons les institutions économiques internationales"
Joseph Stiglitz : "Réformons les institutions économiques internationales"
Les « anti-globalisation » en ont fait leur héros, les partisans du tout-marché leur bête noire : « Joe » Stiglizt trouve le monde « injuste » et voudrait le changer. Interview avec le Nobel d’économie le plus controversé de sa génération.
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Dans votre ouvrage La Grande Désillusion, vous affirmez que la mondialisation ne marche pas. Pourquoi ?
Parce qu’elle ne profite pas à tout le monde, même si elle profite à certains, voire à beaucoup de monde dans certains pays. Grâce à la mondialisation, la Chine et plusieurs pays d’Asie ont accru leurs exportations. Mais ailleurs, notamment en Amérique latine, les réformes des années 90 ont engendré de l’instabilité économique. Souvent, la croissance est restée très limitée et ses bénéfices ont profité aux riches de manière disproportionnée.
La crise des marchés financiers qui touche les pays riches est-elle liée aux dysfonctionnements de la mondialisation ?
Oui et non. Le problème, ce n’est pas la mondialisation mais les institutions économiques internationales, notamment le FMI, qui ont imposé un certain nombre d’idées: le fanatisme du marché, une certaine vision du capitalisme à l’américaine, vu comme le meilleur, voire le seul, système économique universel. Mais les scandales récents, aux Etats-Unis et ailleurs, montrent que ce système pose de graves problèmes et soulignent le caractère malsain des liens entre les sphères politiques et économiques. Quand je faisais partie des conseillers économiques de la Maison Blanche, nous plaidions pour changer le mode de comptabilisation des stock-options détenues par les cadres d’entreprises. Mais le Trésor, les milieux financiers et les entreprises, qui étaient contre ces réformes, ont réussi à gagner huit années qui ont coûté cher à l’économie américaine.
Quels intérêts spécifiques cette forme de libéralisation sert-elle ?
Certains intérêts en Occident, mais également dans le Sud. Par exemple, la mondialisation des marchés financiers profite à tous les individus qui ont intérêt à spéculer sur des valeurs à court terme. Par ailleurs, certaines règles inégales du commerce, comme celle régissant la propriété intellectuelle, sont le fruit de pressions des laboratoires pharmaceutiques et de l’industrie des loisirs. Elles vont à l’encontre des intérêts de la communauté scientifique et de ceux qui se soucient de la santé et du bien-être des pauvres.
Mais vous ne croyez pas à la « théorie du complot de l’Occident », populaire en Asie et en Russie. Pourquoi ?
Une conspiration suppose que des gens se réunissent et coordonnent leurs actions. A mon avis, ce n’est pas le cas. Mais je crois à l’influence des idées et des politiques. L’idéologie des « fanatiques du marché » est une force très importante, de même que les contributions des milieux financiers aux campagnes électorales des leaders politiques. Le problème, c’est que le processus de décision est anti-démocratique : il n’est pas transparent, et les voix de certains groupes ou de certains pays comptent plus que d’autres.
Quel est l’impact de la mondialisation sur l’éducation, la culture et le partage du savoir ?
Les nouvelles technologies ont permis à certains groupes locaux de s’affirmer, et favorisent ainsi la diversité culturelle. Malheureusement, souvent, la mondialisation a été trop rapide et mal gérée ; elle a rompu l’équilibre des cultures existantes. Dans des sociétés dotées de systèmes traditionnels de solidarité, les institutions internationales ont parfois débarqué avec leurs programmes d’assistance tout faits, laminant les structures locales.
Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur l’impact considérable des politiques éducatives sur le développement.
Ici, il faut nettement distinguer les positions de la Banque mondiale et celles du FMI. La Banque mondiale soutient des projets éducatifs dans de nombreux pays. J’ai pu observer des réussites, par exemple en Colombie, où des programmes scolaires ont été élaborés pour que les enfants de travailleurs migrants bénéficient d’une continuité éducative. En Ethiopie, la Banque a appuyé la refonte des programmes afin qu’ils soient plus en phase avec le pays réel. Mais les mesures d’austérité du FMI sapent souvent ces efforts, si bien qu’on peut se demander si elles ne sont pas austères à l’excès. En Ethiopie, je peux affirmer que c’était le cas. Les dépenses éducatives sont un investissement crucial pour l’avenir d’un pays. Elles devraient être prioritaires, même s’il faut examiner soigneusement comment l’argent est dépensé.
Que pensez-vous de la tendance croissante à la privatisation des services éducatifs ?
L’expérience montre qu’elle a un impact globalement négatif. Aux Etats-Unis, elle accentue en général la ségrégation, non pas raciale mais sociale. Il est fréquent que les écoles privées affichent de meilleurs résultats mais c’est parce que leurs élèves viennent de milieux favorisés, bénéficient d’une meilleure éducation à la maison, etc.
On dit que les technologies de l’information réduisent le fossé entre riches et pauvres. Etes-vous d’accord ?
C’est vrai lorsque les pauvres sont assez riches pour y avoir accès. Dans des pays comme la Chine, Internet contribue sûrement à réduire le fossé avec le Nord. Mais en Afrique, où l’accès aux nouvelles technologies est quasi inexistant, le fossé continue à se creuser.
En matière de propriété intellectuelle, les pays pauvres ont-ils intérêt à élaborer leurs propres lois ou à laisser se développer le piratage des produits occidentaux ?
Il faut qu’ils aient leurs propres cadres législatifs pour se protéger de la biopiraterie. Aujourd’hui, le jeu est inégal. Les pays en développement n’ont pas les moyens de se battre contre les avocats américains très cher payés par les compagnies occidentales qui pillent leurs ressources. Après le dernier round de négociations commerciales, à Doha fin 2001, ces pays doivent s’unir pour dire « nous devons revoir le régime de la propriété intellectuelle ».
Vous êtes convaincu que la mondialisation pourrait être une bonne chose pour les pauvres. A quelles conditions ?
Il faut qu’il y ait une reconnaissance, dans les pays du Nord, de la nature des inégalités et des problèmes mondiaux. Je pense que dans ces pays, la plupart des gens sont attachés aux principes d’équité et de justice ; s’ils prenaient conscience de ces choses, ils pousseraient leurs gouvernements à agir. Voyez le mouvement Jubilee 2000 pour l’annulation de la dette des plus pauvres.
Mais il faut également réformer les institutions économiques internationales.
Comment ?
Je modifierais le système des votes. Comme les Etats-Unis sont le seul pays à disposer d’un droit de veto au sein du FMI, celui-ci reflète forcément leurs intérêts. Et comme ils sont représentés par le Trésor américain, ce sont les intérêts des milieux financiers qui priment. Je changerais aussi le système de représentation. Si le FMI ne s’occupait que de questions techniques comme les assurances, on ne trouverait rien à y redire. Mais ses politiques touchent aussi à l’éducation, à la santé, etc. Or, les populations affectées n’ont aucune voix au chapitre, absolument aucune.
Que feriez-vous en Argentine aujourd’hui ?
Je cesserais de courir après toujours plus de financements extérieurs, ce qui ne sert qu’à entretenir le système de la dette et à payer les créanciers étrangers. Je me demanderais plutôt : « que faire à l’intérieur du pays ? comment mieux gérer les ressources humaines, qui sont sous-utilisées ? ». L’enjeu, c’est de créer un marché, une demande, et de renflouer les entreprises. J’essaierais, par exemple, d’obtenir un arrangement temporaire avec mes partenaires commerciaux pour qu’ils achètent davantage de mes produits à l’exportation, ce qui ferait rentrer de l’argent frais dans les caisses des entreprises. L’essentiel, c’est de faire redémarrer la machine.
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