samedi 26 mai 2007

Rapports Nord SUD:La dette, Les termes des échanges et le libéralisme sauvage

L'instabilité des prix des produits de base

Les termes de l'échange évaluent la variation du pouvoir d'achat d'un bien échangé ou d'une série de biens au cours d'une période donnée. Ils sont estimés par le rapport de deux indices. Le prix moyen des exportations est divisé par le prix moyen des importations. Dans les années 1950-1960, leur analyse a focalisé l'attention des économistes. Josué de Castro et Raul Prebish ont défendu la thèse d'une baisse du pouvoir d'achat des exportations en longue période pour les pays pauvres. Selon l'exemple donné par Josué de Castro, le Tiers Monde devrait vendre de plus en plus de sacs de café pour acheter des Jeep. Certains auteurs, comme Pierre Jalée ou Arghiri Emmanuel, expliquent cette détérioration par l'existence d'un « échange inégal », les pays du Tiers Monde subissant une captation systématique en valeur dans leurs ventes aux pays riches.
La thèse d'une détérioration séculaire des termes de l'échange n'est plus aujourd'hui retenue. Fondée sur des statistiques de la Société des Nations puis des Nations unies, elle était notamment viciée par la prise en compte, pour le calcul des prix des produits bruts, des prix d'importation. Or ces derniers incluent les coûts des transports, qui ont subi une forte baisse entre 1890 et 1940. Les estimations avancées à l'appui de cette thèse souffraient également d'être trop axées sur l'Amérique latine. Les historiens de l'économie constatent aujourd'hui l'existence de longues phases d'amélioration puis de détérioration des termes de l'échange des matières premières : amélioration sur la période 1890-1920, puis dans les années 1933-1940 et 1970-1980, détérioration au cours des années 1920 jusqu'à la crise de 1929, puis dans les années 1950-1960 et enfin durant la décennie 1980-1990.
Cette controverse sur l'évolution en longue période du pouvoir d'achat des produits bruts est riche de trois enseignements. En premier lieu, elle permet de souligner l'influence des guerres et des crises économiques sur les termes de l'échange des exportations du Tiers Monde. Ensuite, elle montre la fragilité des indices en la matière. Ceux-ci dépendent fortement de la période de référence choisie ainsi que du mode de calcul du prix des importations. Enfin, elle ne remet pas en cause l'observation d'une tendance à la détérioration depuis les années 1950.
Plutôt qu'une cause unique, les spécialistes retiennent un faisceau de facteurs, qui rendent compte du phénomène. Les plus fréquemment cités sont : la réduction de la quantité de matière première utilisée par unité de produit fini ; la mise au point de produits de synthèse, par exemple dans les secteurs du textile et du caoutchouc ; la forte augmentation de l'offre de matières premières de la part du Tiers Monde ; enfin, l'inégalité des pouvoirs de négociation entre les vendeurs très nombreux et les groupes d'acheteurs bien organisés qui obligent les premiers à répercuter les progrès de productivité dans les baisses de prix. Le caractère structurel de ces facteurs explique que les pays du Tiers Monde aient cherché à préserver le pouvoir d'achat de leurs exportateurs plutôt par la diversification de leurs productions ou par des accords de stabilisation de prix que par la remise en cause des règles des marchés internationaux. Si la première voie est fructueuse, comme le prouvent les performances des pays asiatiques, la seconde n'a pas donné les résultats escomptés. Les prix des produits de base connaissent toujours des fluctuations de grande ampleur qui rendent difficile la gestion des finances extérieures des pays les plus pauvres. La permanence d'une telle instabilité conduit à s'interroger sur ses formes et ses raisons avant d'examiner les politiques mises en œuvre pour y faire face.
L'analyse des marchés des produits bruts doit distinguer la situation des matières premières agricoles et industrielles. Les prix de ces dernières connaissent une instabilité qui est liée aux fortes variations de la demande. Toute période de reprise économique s'accompagne d'une augmentation plus que proportionnelle de la demande de matières premières, ce que les économistes appellent l'effet d'accélération. Le phénomène est dû à la nécessité du stockage, qui incite à une spéculation à la hausse sur les prix. Inversement, toute récession ou tout ralentissement de la croissance provoque un déstockage et, par conséquent, une spéculation à la baisse. Les hausses et les baisses de prix sont amplifiées à court terme par l'inélasticité de l'offre et de la demande de produits bruts. Du côté de la demande, l'inélasticité est causée par le faible impact des variations de prix des matières premières sur la valeur des produits finis. Du côté de l'offre, l'inélasticité peut être expliquée par l'importance des coûts fixes en capital (amortissement + frais financiers) dans l'activité considérée. En cas de baisse des prix, les producteurs n'ont pas intérêt à réduire les quantités livrées tant que le prix n'est pas descendu au-dessous du coût variable. En cas de hausse des prix, le délai d'ajustement des quantités aux besoins du marché est nécessairement long, compte tenu du coût de la mise en œuvre d'une nouvelle production. Si l'instabilité des prix des matières premières est liée à la demande, celle des prix des produits bruts agricoles est le plus souvent liée à l'offre. Les variations du climat ou des politiques agricoles ont une forte influence sur la production mondiale de blé, de café ou de soja, alors que la quantité demandée est relativement stable. Dans ce cas, et contrairement au résultat constaté pour les matières premières minérales, les prix varient dans le sens inverse des quantités produites.
La différence de situation pour les produits minéraux et agricoles explique la diversité des moyens mis en œuvre pour stabiliser les prix ou les recettes des producteurs. Ils sont au nombre de trois : les financements compensatoires, les accords de produit et le contrôle des prix. Les financements compensatoires ont le privilège de l'ancienneté dans ce domaine. Ils visent à compenser les variations de recettes des pays exportateurs de matières premières au moyen de financements multilatéraux. Le premier en date est la facilité du Fonds monétaire international (F.M.I.), mise en place en 1963 et élargie en 1979. Il s'agit de prêts accordés aux pays exportateurs en période de prix bas, qui seront remboursés quand les cours du marché seront élevés. Le niveau des emprunts est limité par la quote-part des pays en question au F.M.I. Le mécanisme est séduisant a priori puisqu'il n'oblige pas à des interventions toujours délicates sur les marchés et se contente d'agir en aval sur les recettes extérieures des pays intéressés. Mais, avec la dépression structurelle des cours des années 1980, il s'est révélé notoirement insuffisant par rapport à son objectif. Il n'a pas pu venir en aide à la partie du Tiers Monde mise en difficulté par la baisse de ses recettes d'exportation.
Le même principe de compensation est à la base du système Stabex institué en 1975 entre la Communauté économique européenne et soixante-six pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique par la Convention de Lomé. Limité aux produits agricoles, le financement compensatoire du Stabex s'est transformé au cours du temps en une aide au développement, puisque les prêts obtenus par les pays signataires des conventions ont été accordés sans intérêt et sans conditionnalité. Considéré au départ comme un modèle des rapports entre le Nord et le Sud, le Stabex suscite aujourd'hui de vives critiques, car il n'a pas incité les pays bénéficiaires à diversifier leur production ni à améliorer leurs exportations vers les marchés européens. Les financements toujours croissants, en raison de la baisse structurelle des cours des produits agricoles, n'ont pas été réellement affectés à l'agriculture, mais ont alimenté les budgets publics dans des États où la corruption de l'administration et le non-respect des droits de l'homme étaient notoires. Contrairement à son objectif initial, le Stabex n'a pas contribué au développement de l'agriculture africaine.
Pour compléter les dispositifs en vigueur, la quatrième Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.) adopta en 1976, à Nairobi, un programme intégré sur les produits de base. Le programme voulait stabiliser les prix des dix-huit matières premières et produits agricoles les plus importants pour les pays du Tiers Monde : bananes, bauxite, cacao, café, coton, cuivre, fer, caoutchouc, bois tropicaux, étain, jute, manganèse, sisal, thé, sucre, phosphates, oléagineux, viandes. La stabilisation devait résulter d'interventions sur le marché au moyen de stocks régulateurs. Ces stocks devaient être financés par un fonds commun aux pays producteurs et aux pays consommateurs. Le fonds commun, créé sur le papier en 1980, n'a été ratifié par un nombre suffisant d'États qu'en 1986. Entre-temps, les accords mis sur pied pour réguler les prix des produits de base et qui concernaient le café, le cacao, l'étain et le sucre avaient cessé de fonctionner. Le programme décidé à Nairobi n'est donc jamais entré en application.
Il a buté sur quatre difficultés qui sont communes à toute tentative de stabilisation des prix. La première est celle du coût du stock nécessaire au maintien des cours. Dans la phase de chute de la consommation qui a prévalu au cours des années 1980, ce coût devient rapidement prohibitif. La deuxième difficulté tient à l'obligation qu'ont les producteurs de respecter des quotas qui tiennent compte de l'évolution de la demande, faute de quoi les marchés sont rapidement saturés et la baisse des prix est inéluctable. Le respect des quotas suppose que le nombre de producteurs soit limité et que les plus gros d'entre eux contrôlent les possibilités d'extension de la production à faible coût. Ces conditions sont réunies dans les cas du pétrole et de minerais d'importance secondaire comme le diamant. Elles ne le sont pas pour les grands minerais ni pour les produits agricoles. La troisième difficulté est la déréglementation qui a caractérisé les économies des pays occidentaux dans les années 1980. L'intervention souhaitée sur les marchés des produits de base est entrée en conflit avec la libéralisation croissante des marchés financiers ; or certains instruments comme les options sont communs aux deux marchés. Enfin, quatrième difficulté, l'objectif de l'accord de Nairobi n'a pas résisté au besoin croissant d'exportation créé par la crise de l'endettement extérieur apparue dans les années 1980. Pour faire face à leurs échéances, certains pays du Sud ont été contraints de conquérir des parts de marché par des moyens qui interdisaient toute stabilisation des prix des matières premières.
Ainsi les accords mis au point pour remédier aux fluctuations excessives des revenus extérieurs des pays du Sud se sont soldés généralement par un échec. Pour le développement de l'agriculture, la diversification des cultures, l'aide à la production de produits vivriers, une politique budgétaire et des taux de change favorables à la paysannerie ont été des facteurs plus efficaces que les accords de commercialisation. L'échec relatif de ceux-ci prouve qu'il ne peut y avoir de juste prix mondial des matières premières. Il existe a priori plusieurs niveaux de prix correspondant aux diverses zones de production. La concurrence tend à favoriser les zones à faible coût, mais interfèrent également dans ce domaine des considérations politiques et géopolitiques. La stabilisation des prix des grandes matières premières exige, d'une part, un modus vivendi entre États acheteurs et vendeurs et, d'autre part, le contrôle de l'offre par un petit nombre de producteurs aux objectifs homogènes. Ces deux conditions ne sont guère réunies, en cette fin de siècle, que dans le cas du pétrole. La décennie de 1970 avait été marquée par les projets de la quatrième C.N.U.C.E.D. La décennie de 1980 s'est conclue dans un désenchantement aux conséquences financières redoutables. Les pays du Sud ont connu une crise de la dette sans précédent depuis les années 1930.

La dette
Les rapports Nord-Sud sont caractérisés par des transferts de ressources publiques et privées. Les années 1980 ont connu un renversement dans ce domaine. En 1981, le financement public du développement ne représentait que 33% du total des apports financiers des pays riches vers les pays en développement ; les apports privés en constituaient plus de 54%, le solde des ressources correspondant à des crédits à l'exportation. Neuf années plus tard, les chiffres se sont inversés. La part du financement public est passée à plus de 54% et celle des financements privés a chuté à environ 40%. Dans cette période s'est déroulée une crise de la dette qui a constitué une lourde menace pour le système bancaire international et a appauvri la population des pays débiteurs. Au début des années 1990, grâce à des accords de réduction de la dette, les pays à revenu moyen semblent avoir retrouvé certaines possibilités de développement. Mais le surendettement hypothèque toujours l'avenir économique des pays les plus pauvres.
sur Internet Portrait d'une crise
La crise financière des années 1980 n'est pas la première que subissent les pays en développement. Dans les années 1870, l'Empire ottoman et l'Égypte s'étaient trouvés en cessation de paiement. En 1891, c'est le tour de l'Argentine, et les années 1910 sont marquées par les défauts de paiement du Mexique. Plus près de nous, les années 1930 connaissent la crise d'endettement la plus forte du siècle : tous les pays d'Amérique latine, des pays d'Europe orientale, la Turquie et la Chine sont incapables de rembourser leur dette extérieure. Cette crise avait pour origine les difficultés économiques des pays prêteurs. La baisse des échanges des produits de base avait alors réduit les revenus des pays exportateurs de 50%, et, simultanément, l'augmentation du pouvoir d'achat du dollar avait renchéri la charge de la dette des pays emprunteurs. Cet effet de ciseaux conduisit au retrait quasi complet des pays producteurs de matières premières des marchés financiers internationaux et à des pertes sèches en capital pour les pays prêteurs.
On peut considérer que les marchés financiers ont la mémoire courte, puisque les mêmes causes (renchérissement de la dette et, simultanément, réduction des débouchés extérieurs) vont provoquer les mêmes effets dans les années 1980, sous des formes quelque peu différentes il est vrai. Avant de préciser les conséquences de cette crise financière pour le Tiers Monde, il est utile d'en présenter l'origine, les modalités ainsi que le mode de gestion. L'endettement des pays en développement s'élevait en 1991 à un montant de 1 500 milliards de dollars, pour un service total (amortissement + intérêts) supérieur à 160 milliards de dollars. Les seuls intérêts versés représentaient plus de 80 milliards de dollars, somme à comparer aux 60 milliards de dollars de l'aide publique au développement. En une décennie, la dette a presque triplé, puisqu'elle n'était que de 580 milliards de dollars en 1980.
Quand on analyse cet endettement par région, c'est l'Afrique qui apparaît comme la zone critique, avec une dette totale presque égale à son revenu annuel, alors qu'elle en représente moins de 60% en Amérique latine. Si l'on rapporte le service de la dette à la valeur des exportations, qui seules peuvent le financer, on s'aperçoit que la charge absorbe plus de 25% de cette valeur dans le cas de l'Afrique subsaharienne. Une seconde catégorie d'États est fortement touchée par la crise financière des années 1980. Il s'agit de pays à revenu intermédiaire dont la dette représente à elle seule plus de 40% de la dette extérieure du Tiers Monde. Cet ensemble regroupe dix-sept nations dont le Brésil, qui doit plus de 100 milliards de dollars, le Mexique, l'Argentine, mais également les Philippines, le Maroc ou le Nigeria. L'observation des composantes de cette dette montre qu'elle est, à 90%, une dette publique ou garantie, qui représente en dernier ressort un engagement des États. L'observation est vraie pour toutes les catégories de pays endettés. Elle est importante pour comprendre la nature des relations entre le Nord et le Sud. Souscrite au nom d'États souverains, la dette ne peut être remboursée ou annulée qu'au niveau des États. Du point de vue des prêteurs, la situation est différente. La dette a été souscrite pour près de la moitié de son montant auprès de prêteurs privés, avec des variations selon les catégories de pays emprunteurs. Pour les pays à revenu moyen fortement endettés, la part du secteur privé représente, dans les années 1980, les deux tiers des créances totales. Pour les autres pays en développement, elle est comprise entre 35 et 50%. Les créances du secteur privé au cours de la période sont essentiellement le fait du secteur bancaire. Les prêts du secteur public ont un caractère bilatéral ou multilatéral pour des montants presque équivalents.
La place des créances d'origine bancaire dans le total de la dette du Tiers Monde doit être soulignée, car elle marque profondément la crise des années 1980 par rapport à celle des années 1930. L'engagement des banques occidentales a contribué, dans un premier temps, à l'aggravation du surendettement du Tiers Monde. Disposant d'abondantes liquidités dans les années 1970 et ayant affaire à des partenaires désireux de s'endetter pour hâter leurs investissements, elles ont prêté massivement aux pays du Sud dans des conditions de taux d'intérêt et de délais de remboursement incompatibles avec les capacités économiques de ces pays. Les crédits accordés étaient à taux variables, fixés par référence au taux interbancaire de la place de Londres (Libor). Quand celui-ci augmenta fortement, au début des années 1980, les charges d'intérêt au regard du principal de la dette doublèrent, passant de 6,5% en 1970 à 13% en 1982. Ainsi les pays du Tiers Monde subirent-ils des charges financières sans rapport avec l'évolution de leur richesse interne. De même, les banques occidentales augmentèrent fortement leurs crédits aux pays du Sud sur la base de critères financiers (analyse dite du risque-pays) en méconnaissant le potentiel économique réel des régions considérées, en particulier les risques de récession des marchés d'exportation.
Paradoxalement, toutefois, l'intervention du système bancaire a permis une gestion de la dette plus positive que dans les années 1930. Après la crise mexicaine de 1982, qui mit en danger leur solvabilité, les institutions prêteuses ont développé, en liaison avec les organismes internationaux, une stratégie concertée pour faire face aux défauts de paiement de leurs clients. Elles ont commencé par diminuer fortement leurs prêts et par constituer des provisions. Elles ont ensuite négocié des rééchelonnements de la dette, en entretenant la fiction que la totalité de celle-ci pourrait être remboursée moyennant des plans de stabilisation dans les pays emprunteurs. Il fallut pourtant constater l'échec de cette stratégie, quelques années plus tard. Les plans d'ajustement pesaient sur l'investissement des pays du Tiers Monde et conduisaient à une réduction des dépenses sociales sans diminuer substantiellement la charge de la dette.
Après l'initiative prise au sommet de Toronto en 1988, les organismes financiers acceptaient, en 1989, l'idée contenue dans le plan Brady d'une annulation d'une partie de la dette. Pour respecter les législations bancaires des différents pays prêteurs, le plan Brady prévoit un choix des banques entre trois options : l'apport d'argent frais, la réduction du service de la dette par l'échange des anciennes créances contre des obligations à très long terme et à taux fixe, la réduction du principal des créances par conversion en obligations de moindre valeur et qui portent un intérêt variable. Malgré le coût de ces options, le système financier international y trouve un intérêt. L'annulation d'une partie des créances provoque, en effet, une augmentation mécanique de la valeur de marché des titres restants. De plus, les compromis passés avec les États souverains apportent aux banques de nouvelles garanties et la certitude d'une égalité de traitement. Ces éléments expliquent le succès du plan Brady. Au terme de négociations longues et difficiles, nécessitant l'intervention du F.M.I. ou de la Banque mondiale pour la mise au point de plans d'accompagnement, 40% des créances privées avaient fait l'objet d'un accord de réduction de dettes en 1992. Ce taux devait atteindre 70% en 1993, après la conclusion d'accords avec l'Argentine et le Brésil. Peut-on pour autant affirmer que la crise de la dette appartient au passé, comme l'affirment certains observateurs ? Une réponse négative s'impose, car de nombreuses interrogations subsistent.
La première est liée à la nouvelle rigidité introduite par les mesures Brady dans la structure de la dette. Ayant obtenu une réduction de leurs dettes moyennant de nouvelles garanties, les pays en développement n'ont plus le droit à l'erreur. La seconde interrogation est relative à l'intervention des organismes internationaux. Les accords Brady n'ont pu voir le jour que moyennant un droit de regard sur la politique économique des pays endettés. La crise de la dette a suscité la création d'une forme de tutelle du Nord sur le Sud à travers le F.M.I. et la Banque mondiale. La tutelle pose des questions éthiques et politiques difficiles, ne serait-ce que celle de son acceptation à long terme par les populations des États en cause. En outre, si les mesures mises en œuvre dans le cadre du plan Brady ont permis aux dix-sept pays les plus endettés de retrouver une charge de la dette supportable, le problème du surendettement des pays les plus pauvres reste entier. Au début des années 1990, leur dette extérieure continue de croître pour approcher les 80 milliards de dollars. Malgré la mise en œuvre de politiques d'ajustement, ces pays ne peuvent faire face qu'à la moitié de leurs engagements contractuels. Pour nombre d'entre eux, la solution passe par une remise de dette supérieure aux 50% prévus dans le cadre des accords conclus au sein du Club de Paris, qui regroupe les créanciers publics. Les sommes nécessaires seraient modiques pour les pays riches : un doublement des flux nets de capitaux vers les pays pauvres fortement endettés majorerait les budgets des pays industrialisés de 16 milliards de dollars, soit 1% des dépenses militaires mondiales.
sur Internet Le piège de l'endettement extérieur
Quels enseignements peut-on tirer de cette crise de la dette du Tiers Monde ? Les difficultés des années 1980 ont montré les dangers d'un financement du développement par l'endettement extérieur. Celui-ci pose la question de la capacité de remboursement de l'emprunteur, nous y reviendrons. Mais il est également source de déséquilibres macroéconomiques qui n'ont pas été suffisamment pris en compte par les dirigeants du Tiers Monde, bien qu'ils aient été démontrés dans les années 1920 à l'occasion du paiement des réparations allemandes. L'incapacité dans laquelle s'était trouvée l'Allemagne de payer ses dettes avait donné l'occasion à John Maynard Keynes de faire progresser la théorie dite des transferts. Tout endettement extérieur vient perturber l'identité établie à l'intérieur de la nation entre le produit et les revenus distribués. Il vient modifier les conditions de l'équilibre macroéconomique entre le revenu et la dépense plutôt qu'il ne résulte de cet équilibre. L'entrée de devises par la dette est une source d'inflation qui va altérer la valeur de la monnaie nationale et rendre, de ce fait, plus difficile le remboursement au moyen des exportations. Un second élément vient renforcer la difficulté de remboursement. Par l'altération de la valeur de la monnaie qu'elle provoque, la dette suscite des fuites de capitaux et, par conséquent, des problèmes de change pour les pays emprunteurs. La dette conduit inéluctablement à la baisse du taux de change de la monnaie nationale. Les pays fortement emprunteurs prennent le risque de s'engager dans une spirale inflationniste qui peut conduire, comme dans le cas de l'Allemagne en 1923, à l'anéantissement de l'étalon monétaire.
L'endettement extérieur présente, du point de vue macroéconomique, un deuxième type de danger, celui d'une substitution du financement externe au financement interne. En permettant un desserrement des contraintes budgétaires, l'emprunt peut provoquer une diminution de l'épargne publique et privée. Le résultat est alors non pas une augmentation, mais une diminution de l'investissement, les agents résidents préférant consommer ou placer leurs fonds à l'étranger. Le risque d'un tel comportement est accru par l'inflation.
Un troisième mécanisme doit être éclairé. Comme l'a démontré Keynes, les pays emprunteurs ne peuvent rembourser qu'au moyen de leurs exportations nettes. Si l'endettement dépasse un certain niveau, on peut assister à un transfert de ressources négatif dû à la baisse des termes de l'échange. Pour payer leurs dettes, les pays vont accroître leur production de matières premières ou de produits exportés au détriment de biens destinés à la consommation intérieure. Ce faisant, ils vont favoriser la hausse des prix à l'intérieur, mais surtout déstabiliser les marchés internationaux des produits de base par la surproduction. Il s'ensuit une forte baisse des prix des matières premières qui rend encore plus délicat le remboursement de la dette.
Les quatre résultats évoqués ici - forte inflation, baisse du taux de change, évasion des capitaux et baisse des termes de l'échange des produits de base - ont tous été vérifiés au cours de la décennie de 1980 pour les pays très endettés. S'y ajoute une dernière difficulté. Dans la mesure où la dette extérieure est le fait de l'État, celui-ci doit trouver les ressources nécessaires pour acheter aux exportateurs les devises correspondant à la charge de la dette. Il ne peut financer cet achat que par la fiscalité ou par l'emprunt intérieur. Si la charge de la dette double du fait de la variation des taux d'intérêt, comme elle l'a fait au début des années 1980, l'augmentation de la fiscalité dans les mêmes proportions est impossible. Les résultats du processus sont, malgré la réduction des dépenses publiques qui pèse souvent sur la partie la plus pauvre de la population, l'alourdissement du déficit budgétaire et un surcroît d'inflation. Le déficit budgétaire et ses conséquences sont aggravés dans les pays où la répartition des revenus est très inégalitaire. Est ainsi expliquée la forte corrélation qui existe entre inégalités des revenus et crise de la dette dans les pays à revenu intermédiaire.
En conclusion, on doit souligner que l'endettement extérieur est la forme de transfert de ressources la plus problématique entre pays riches et pays pauvres. Si l'investissement direct et l'aide publique affectent l'équilibre interne du pays qui les reçoit, ils ne suscitent pas les mêmes difficultés de paiement. Parce qu'un pays ne peut rembourser qu'en devises, la charge de sa dette est nécessairement déconnectée de l'évolution de sa production intérieure. Quelle que soit la rentabilité à long terme des investissements réalisés, le pays endetté sera en difficulté si les taux d'intérêt sur les marchés des capitaux croissent plus vite que ses exportations. La dette est créatrice d'une nouvelle dépendance. Elle soumet la politique économique des pays emprunteurs à l'évolution de la conjoncture, de la politique commerciale et de la demande des pays prêteurs.
Face à tant de risques, on peut se demander pourquoi les pays du Tiers Monde se sont engagés dans le piège du surendettement. Il semble que l'ignorance se soit alliée ici à la facilité. Ignorance des conséquences macroéconomiques de la dette et des enseignements de l'histoire économique, facilité d'accès à des financements qui, au cours des années 1970, n'exigeaient pas la mise en œuvre de projets de développement précis et de négociations toujours délicates avec les organismes internationaux. L'ironie de l'histoire a voulu que l'intervention de ces derniers permette une réduction de la dette pour les pays les plus endettés à la fin des années 1980. Pour obtenir la signature des accords Brady, les créanciers officiels ont supporté des transferts financiers qui ont bénéficié pour partie aux créanciers privés, pour partie aux débiteurs.
sur Internet Les transferts de technologie et le développement durable
sur Internet Les transferts de technologie
Pour se développer, les pays du Tiers Monde doivent mettre en œuvre des technologies nouvelles pour améliorer la productivité de leur appareil de production. Compte tenu de leur révolution démographique, les pays les moins avancés ont besoin de recourir à des technologies extérieures en les adaptant à leurs propres besoins. Or ceux-ci ne sont pas identiques. Dans un rapport présenté à l'U.N.E.S.C.O., le Conseil international de la socio-politique de la science distingue trois groupes de pays : ceux qui n'ont aucune base scientifique et technique, ceux qui ont les éléments fondamentaux d'une telle base et ceux qui ont une base scientifique et technologique réelle. Dans cette typologie, aucun pays d'Afrique n'appartient au troisième groupe, et la majorité des pays les plus pauvres appartient au premier. Il faut alors se demander pourquoi certains pays du Tiers Monde réussissent à acclimater la technique et la technologie des pays industrialisés alors que d'autres n'y parviennent pas. Les spécialistes retiennent cinq éléments déterminants : une culture associée à l'écriture et à l'imprimerie, l'existence d'un passé scientifique, l'ancienneté de l'industrialisation (les pays d'Asie l'ont commencée il y a un siècle), la priorité donnée par le gouvernement à l'éducation et à la formation, la volonté d'échapper à la dépendance à l'égard des pays occidentaux. Ces cinq éléments se retrouvent tous, à des degrés divers, dans les nouveaux pays industriels d'Asie. Ils n'existent pas dans les pays les plus pauvres d'Afrique. Ils montrent que la technologie ne peut être réduite à des facteurs techniques. Elle met en jeu des facteurs humains, politiques et culturels. Elle est un processus dynamique qui modifie les relations sociales.
Les pays du Tiers Monde peuvent-ils espérer un rattrapage par rapport aux pays du Nord ? En d'autres termes, le processus de diffusion technologique sera-t-il suffisant pour éviter que ne se creuse davantage un fossé scientifique et technique entre le Nord et le Sud ? L'évolution récente conduit à éviter tout optimisme en la matière. Certes, l'histoire de la révolution industrielle a montré qu'aucun pays ne peut garder le monopole d'une technique, mais il semble que les obstacles à la diffusion de la technologie soient plus grands en cette fin de XXe siècle qu'il y a une vingtaine d'années. Ces derniers sont d'abord de nature financière ; les pays développés font payer fort cher les licences et brevets des innovations les plus récentes et rendent les produits correspondants inaccessibles aux pays les plus pauvres. Ils sont ensuite de nature structurelle. Les nouvelles technologies qui sont nées dans les années 1970-1980 se caractérisent par leur forte intensité en capital. Les technologies de l'information, celles de l'environnement, les biotechnologies et les technologies des nouveaux matériaux de synthèse exigent non seulement des équipements et des laboratoires coûteux, mais un personnel hautement qualifié, et certains pays industrialisés peuvent redouter d'être évincés des progrès faits dans ce domaine. Les grandes innovations contemporaines exigent encore des liens entre Université et industrie qui sont hors de portée des pays les moins avancés.
Se pose alors la question des canaux de diffusion des innovations. Le premier est l'achat de biens d'équipement qui contiennent les technologies les plus avancées - un achat souvent moins coûteux que l'acquisition des brevets et licences. Tout obstacle réglementaire ou tarifaire à ce type d'échange freine la diffusion des innovations. La suppression de tels obstacles a donc été l'un des enjeux majeurs des négociations réalisées dans le cadre du G.A.T.T. Une seconde voie d'accès est celle des mouvements de main-d'œuvre. L'apport de la main-d'œuvre émigrée ou des techniciens formés à l'étranger peut être essentiel pour la diffusion des nouvelles techniques de production et de gestion. Il n'en demeure pas moins que le domaine de la recherche et de l'innovation est particulièrement coûteux. Les pays du Tiers Monde doivent faire des choix en fonction des problèmes fondamentaux du développement que sont l'alimentation, la santé, l'énergie, l'éducation et le chômage. Pour bénéficier de leurs ressources en main-d'œuvre, ils ne peuvent se contenter de copier les techniques occidentales, mais doivent les adapter et les combiner avec des technologies plus traditionnelles. Ainsi l'Inde a-t-elle trois productions sucrières : la création de grandes usines modernes n'a pas fait disparaître les sucreries traditionnelles, qui bénéficient d'une protection fiscale.
La diversité des technologies, associée à l'adaptation des techniques venues de l'extérieur, est la clé d'une moindre dépendance du Sud envers les pays industrialisés. L'association des techniques modernes et traditionnelles exige que les gouvernements définissent une politique de recherche et fassent des choix douloureux, compte tenu de la rareté des moyens financiers. Nous avons déjà noté le rôle de la volonté politique dans l'émergence des technologies en Asie de l'Est. Les pays qui ont constitué une base scientifique et technologique l'ont fait à partir d'écoles professionnelles et techniques plutôt que d'universités sur le modèle occidental. Ils ont construit un équilibre entre science et technique qui n'est pas celui qui prévaut dans les pays développés.
Les transferts de technologie entre le Nord et le Sud suscitent une dernière difficulté liée à la recherche fondamentale. Par définition, celle-ci n'est pas utilitaire. Quasi absente dans les pays les plus pauvres, elle s'intéresse peu aux problèmes du développement. De plus en plus coûteuse, elle cherche par ailleurs à monnayer ses découvertes et à limiter l'accès à ses travaux par des licences et des brevets alors que ses résultats concernent l'ensemble de l'humanité, comme dans le cas du sida. Ce faisant, elle connaît une dérive qui entre en conflit avec le « développement durable » envisagé dans son rapport par le Premier ministre norvégien Gro Harlem Brundtland.
sur Internet Le développement durable, utopie ou projet ?
La Commission mondiale sur l'environnement a défini en 1987 le développement durable comme « un processus de changement par lequel l'exploitation des ressources, l'orientation des investissements, des changements techniques et institutionnels se trouvent en harmonie et renforcent le potentiel actuel et futur de satisfaction des besoins des hommes ». Au vu de la malnutrition et de l'explosion démographique dans les pays du Tiers Monde, les perspectives ouvertes par le rapport Brundtland semblent relever plutôt du vœu pieux que du projet. Un développement qui valorise les ressources humaines et renforce le capital naturel est aujourd'hui une utopie. Mais certaines utopies peuvent être fécondes, et des indices montrent que les pays industrialisés essaient d'intégrer la préoccupation du développement durable dans leurs politiques économiques. La signature de la Charte pour le développement durable, le 9 avril 1991, par quarante des plus grandes firmes du monde ou la tenue de la Conférence de Rio de Janeiro, en 1992, sont significatives à cet égard. Mais le manque de coopération entre le Nord et le Sud et les divergences d'intérêt empêchent la concrétisation d'un certain nombre de projets. Le développement durable est devenu une nouvelle pomme de discorde entre le Tiers Monde et les pays industrialisés. Deux thèmes sont ici au centre du débat : la gestion des ressources naturelles et la priorité à accorder aux besoins du Sud dans le domaine de l'environnement.
Les pays du Sud considèrent, à juste titre, que les pays du Nord s'intéressent au maintien en valeur de ressources naturelles à un moment où ces ressources sont moins importantes pour leur propre croissance économique. Nous avons déjà remarqué que, hors le cas du pétrole, les ressources minières du Tiers Monde ne sont plus décisives pour l'essor économique des régions développées. Celles-ci se préoccupent donc d'une gestion plus rationnelle des ressources, de façon à ménager les potentialités des générations futures. Il en est de même pour les ressources végétales et animales. Les taux de déboisement en Amérique latine et en Asie sont aujourd'hui supérieurs à 1% par an. La régression des forêts a de graves conséquences sur le climat, la vie des gens et la survie des animaux. Les pertes d'habitat provoquent une extinction accélérée des espèces. Plus de cent vingt espèces de mammifères et d'oiseaux ont disparu au cours du siècle. Le phénomène inquiète la population des pays développés, parce qu'il menace la diversité biologique de la planète. La prise de conscience d'un devenir commun de l'humanité, si elle est nouvelle et positive, n'est pas partagée de la même façon dans les pays du Sud, où la préoccupation essentielle est d'échapper à la pauvreté. Il s'ensuit une forme de marchandage où le Tiers Monde essaie de négocier son accord pour une gestion raisonnable des ressources naturelles et la protection de la biodiversité contre des concessions économiques de la part des pays industrialisés.
Le malentendu est encore plus grand sur des questions telles que les émissions de gaz carbonique ou la diminution de la couche d'ozone. Les pays du Tiers Monde affirment, avec raison, que ces phénomènes résultent de la croissance dans les pays industrialisés.
Ils ne veulent accepter une solidarité internationale qu'à deux conditions. Qu'il existe tout d'abord un traitement différencié des industries du Nord et du Sud en matière de normes d'environnement, de façon à ne pas défavoriser la croissance économique du Tiers Monde. En second lieu, les pays en développement souhaitent que les pays riches les aident techniquement et financièrement à faire face à trois menaces qui pèsent sur leur environnement. La première concerne l'alimentation en eau potable et l'assainissement : 1,3 milliard d'habitants de la Terre n'ont pas accès à l'eau potable et 1,5 milliard n'ont pas accès à un réseau d'assainissement. La progression de l'équipement ne suit pas celle de la population, et, en Amérique latine, par exemple, 2% des eaux usées sont traitées. Ce sous-développement est une cause essentielle de mortalité. La deuxième menace est la pollution de l'air dans les grandes villes. Dans les pays qui connaissent un début d'industrialisation, la pollution de l'air dans les cités est beaucoup plus importante que dans les pays occidentaux. En 1985, plus de 1,3 milliard de personnes vivaient dans des zones où les normes fixées par l'O.M.S. n'étaient pas respectées. Enfin, la troisième menace est la dégradation des sols. Le problème le plus grave n'est pas la désertification, c'est la détérioration progressive des terres agricoles. La surpopulation, des techniques archaïques et une mauvaise utilisation de l'irrigation sont les causes de ce phénomène qui provoque une baisse des rendements agricoles dans les pays pauvres.
Ainsi la question du développement durable constitue-t-elle un nouveau défi pour la coopération entre le Nord et le Sud. La menace que fait peser l'écart croissant de richesse entre les pays les plus pauvres et les pays les plus riches est ici bien réelle. Comme le soulignait la Banque mondiale dans son Rapport sur le développement de 1992, l'opposition entre développement économique et gestion rationnelle de l'environnement est une idée fausse. Il n'existe pas de protection de l'environnement sans développement viable. La lutte contre la pauvreté est à la fois un impératif moral et une nécessité pour la sauvegarde de notre planète.

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